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ACTE I, SCENE II

Scapin : Qu'est-ce, seigneur Octave, qu'avez-vous? Qu’y a-t-il ? Quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé.

Octave : Ah ! Mon pauvre Scapin, je suis perdu, je suis désespéré, je suis le plus infortuné de tous les hommes.

Scapin : Comment ?

Octave : N'as-tu rien appris de ce qui me regarde?

Scapin : Non.

Octave : Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier.

Scapin : Hé bien ! Qu'y a-t-il là de si funeste ?

Octave : Hélas ! Tu ne sais pas la cause de mon inquiétude.

Scapin : Non ; mais il ne tiendra qu'à vous que je ne la sache bientôt ; et je suis homme consolatif, homme à m'intéresser aux affaires des jeunes gens.

Octave : Ah ! Scapin, si tu pouvois trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirois t’être redevable de plus que de la vie.

Scapin : à vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m'en veux mêler. J’ai sans doute reçu du ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; et je puis dire, sans vanité, qu'on n'a guère vu d'homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d'intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier : mais, ma foi ! Le mérite est trop maltraité aujourd'hui, et j'ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d'une affaire qui m'arriva.

Octave : Comment ? Quelle affaire, Scapin ?

Scapin : Une aventure où je me brouillai avec la justice.

Octave : La justice !

Scapin : Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble.

Silvestre : Toi et la justice ?

Scapin : Oui. Elle en usa fort mal avec moi, et je me dépitai de telle sorte contre l’ingratitude du siècle, que je résolus de ne plus rien faire. Baste. Ne laissez pas de me conter votre aventure.

Octave : Tu sais, Scapin, qu’il y a deux mois que le seigneur Géronte, et mon père, s’embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés.

Scapin : Je sais cela.

Octave : Et que Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères, moi sous la conduite de Silvestre, et Léandre sous ta direction.

Scapin : Oui : je me suis fort bien acquitté de ma charge.

Octave : Quelque temps après, Léandre fit rencontre d’une jeune égyptienne dont il devint amoureux.

Scapin : Je sais cela encore.

Octave : Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour, et me mena voir cette fille, que je trouvai belle à la vérité, mais non pas tant qu’il vouloit que je la trouvasse. Il ne m’entretenoit que d’elle chaque jour ; m’exagéroit à tous moments sa beauté et sa grâce ; me louoit son esprit, et me parloit avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportoit jusqu’aux moindres paroles, qu’il s’efforçoit toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. Il me querelloit quelquefois de n’être pas assez sensible aux choses qu’il me venoit dire, et me blâmoit sans cesse de l’indifférence où j’étois pour les feux de l’amour.

Scapin : Je ne vois pas encore où ceci veut aller.

Octave : Un jour que je l’accompagnois pour aller chez les gens qui gardent l’objet de ses voeux, nous entendîmes, dans une petite maison d’une rue écartée, quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c’est. Une femme nous dit, en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères, et qu’à moins que d’être insensibles, nous en serions touchés.

Scapin : Où est-ce que cela nous mène ?

Octave : La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c’étoit. Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisoit des regrets, et d’une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle et la plus touchante qu’on puisse jamais voir.

Scapin : Ah, ah !

Octave : Une autre auroit paru effroyable en l’état où elle étoit ; car elle n’avoit pour habillement qu’une méchante petite jupe avec des brassières de nuit qui étoient de simple futaine ; et sa coiffure étoit une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissoit tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules ; et cependant, faite comme cela, elle brilloit de mille attraits, et ce n’étoit qu’agréments et que charmes que toute sa personne.

Scapin : Je sens venir les choses.

Octave : Si tu l’avois vue, Scapin, en l’état que je dis, tu l’aurois trouvée admirable.

Scapin : Oh ! Je n’en doute point ; et, sans l’avoir vue, je vois bien qu’elle étoit tout à fait charmante.

Octave : Ses larmes n’étoient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage ; elle avoit à pleurer une grâce touchante, et sa douleur étoit la plus belle du monde.

Scapin : Je vois tout cela.

Octave : Elle faisoit fondre chacun en larmes, en se jetant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu’elle appeloit sa chère mère ; et il n’y avoit personne qui n’eût l’âme percée de voir un si bon naturel.

Scapin : En effet, cela est touchant ; et je vois bien que ce bon naturel-là vous la fit aimer.

Octave : Ah ! Scapin, un barbare l’auroit aimée.

Scapin : Assurément : le moyen de s’en empêcher?

Octave : Après quelques paroles, dont je tâchai d’adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là ; et demandant à Léandre ce qu’il lui sembloit de cette personne, il me répondit froidement qu’il la trouvoit assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle il m’en parloit, et je ne voulus point lui découvrir l’effet que ses beautés avoient fait sur mon âme.

Silvestre : Si vous n’abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu’à demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. Son cœur prend feu dès ce moment. Il ne sauroit plus vivre, qu’il n’aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejetées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mère : voilà mon homme au désespoir. Il presse, supplie, conjure : point d’affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien, et sans appui, est de famille honnête ; et qu’à moins que de l’épouser, on ne peut souffrir ses poursuites. Voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, raisonne, balance, prend sa résolution : le voilà marié avec elle depuis trois jours.

Scapin : J’entends.

Silvestre : Maintenant mets avec cela le retour imprévu du père, qu’on n’attendoit que dans deux mois ; la découverte que l’oncle a faite du secret de notre mariage, et l’autre mariage qu’on veut faire de lui avec la fille que le seigneur Géronte a eue d’une seconde femme qu’on dit qu’il a épousée à Tarente.

Octave : Et par-dessus tout cela mets encore l’indigence où se trouve cette aimable personne, et l’impuissance où je me vois d’avoir de quoi la secourir.

Scapin : Est-ce là tout ? Vous voilà bien embarrassés tous deux pour une bagatelle. C’est bien là de quoi se tant alarmer. N’as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose ? Que diable ! Te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurois trouver dans ta tête, forger dans ton esprit quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires? Fi ! Peste soit du butor ! Je voudrois bien que l’on m’eût donné autrefois nos vieillards à duper ; je les aurois joués tous deux par-dessous la jambe ; et je n’étois pas plus grand que cela, que je me signalois déjà par cent tours d’adresse jolis.

Silvestre : J’avoue que le ciel ne m’a pas donné tes talents, et que je n’ai pas l’esprit, comme toi, de me brouiller avec la justice.

Octave : Voici mon aimable Hyacinte :