LA LÉGENDE
DES VAGUES
Tout le jour, le vent avait soufflé sur la mer. Et la
mer s’était faite grise sous le ciel gris. Toute la journée, les
vagues s’étaient lancées à l’assaut de la plage et de la falaise,
arrachant sables et pierres.
Mais sous le sable, il
y avait encore du sable. Et derrière la pierre, il y avait encore de
la pierre. Et la mer vaincue, lasse, s’était retirée avec le jour.
Maintenant, calme, elle brillait sous les étoiles. Seules, le long du
récif, quelques vagues folles faisaient résonner le corail, dans le
vain espoir d’atteindre la lune.
Taaora, le grand,
avait créé la mer lisse, comme un immense bloc de glace, sans rides,
sans mouvements. Et elle s’ennuyait, la mer. Ce n’est pas gai d’être
une chose inanimée, figée. Elle résolut de voyager, de dépasser ses
frontières. Et elle se mit à monter doucement, doucement, pour
recouvrir le monde entier.
Elle savait que cela
lui était défendu. Elle avait droit à la moitié du monde, l’autre
moitié appartenait aux pierres, aux arbres, aux hommes. Aussi
choisissait-elle les nuits les plus sombres, les plus noires. Et elle
engloutissait sans bruit les vallées et les montagnes, avec les
maisons des hommes.
Mais il ne fallait pas
donner l’éveil aux dieux. Elle s’écartait donc soigneusement des lieux
du culte et de sacrifices, ces lieux tabou. Elle passait de chaque
côté et faisait une île. Les hommes avaient beau s’inquiéter, les
dieux les ignoraient.
Et la mer, peu à peu,
agrandissait son domaine. Arai, debout sur la colline qui surplombait
son village, voyait la mer s’approcher, nuit après nuit. Les dieux
semblaient dormir, et il savait que bientôt il n’y aurait plus de vie
humaine. Aussi avait-il décidé d’arrêter la mer.
Il avait observé que
la mer semblait éviter soigneusement les lieux tabou. Une nuit, il
alla dans le plus proche lieu de culte. Il savait qu’en violant le
tabou, il risquait sa vie, mais il voulait arrêter la mer. Il prit une
pierre de l’autel, et il lui sembla que la pierre lui brûlait les
doigts. Il alla la cacher dans une grotte connue de lui seul et
attendit. Il attendit la prochaine nuit.
Quand le soir arriva,
il alla chercher cette pierre et s’avança vers la mer. Puis, dissimulé
derrière un tronc d’arbre, il enfouit la pierre dans le sable. La mer
bientôt se mit à monter, à avancer sans bruit, pour surprendre les
hommes dans leur sommeil. Elle monta, monta, et ne vit pas le piège.
D’un coup, elle recouvrit la pierre sacrée. Déjà il était trop tard.
Le dieu, averti, fit éclater sa menace dans un coup de tonnerre qui
arrêta la mer.
C’est depuis ce temps-là que la mer et l’homme
sont toujours en train de se battre. La mer voudrait bien l’engloutir,
mais chaque fois qu’elle bouge, elle fait naître une multitude de
vagues bruyantes, qui sont un signal d’alarme, et l’homme a le temps
de construire des digues, et la mer, depuis ce temps-là, a toujours pu
être repoussée à temps...